Petit-Louis by Eugène Dabit

Petit-Louis by Eugène Dabit

Auteur:Eugène Dabit [Dabit, Eugène]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Gallimard
Publié: 2022-12-30T00:00:00+00:00


IV

Des bleus de la classe 18 sont arrivés aujourd’hui. Il a fallu leur céder la place. Nous nous installons sous les combles, dans une chambrée qu’infestent les rats et la vermine. Nous grognons ; et personne ne songe à prendre un balai !

Je m’assieds sur mon lit. La chambrée est mal aérée, on étouffe ; mais je n’y vivrai pas longtemps.

Mon voisin jette son barda sur sa paillasse.

— Quelle corvée ce déménagement, me dit-il. Et ce soir, garde d’écurie !

— Moi aussi… Voulez-vous que je vous donne un coup de main ?

Je plie son linge réglementairement. Il l’empile sur la planche à paquetage.

— Je te connais. C’est toi qu’on appelait Ducon, à la troisième pièce.

— On m’appelle Petit-Louis. Et vous, Jacques Collin.

— Comment le sais-tu ? Dis, tu peux me tutoyer.

— Tu n’étais pas du peloton des élèves aspirants ?

— Si. Mais ils m’ont recalé. Ah ! je m’en fous.

Il regarde son paquetage en soupirant.

— Ça doit être l’heure de la soupe. Tu viens à la cantine ?

— Ce n’est pas pour moi, la cantine.

— Eh bien, je t’invite !

Une vaste salle, aux murs décorés d’inscriptions patriotiques, de faisceaux d’armes, d’étendards. Un nuage de fumée ; un vol de mouches. Au comptoir, des bleus régalent des anciens.

Jacques Collin s’installe à une table.

— Trois couverts !

Il se tourne vers moi.

— Tu vas voir Lemoigne.

Il arrive. Un fort gaillard, d’aspect jovial ; les yeux brillants, les lèvres épaisses surmontées d’un brin de moustache blonde. Il me serre la main ; puis il bavarde avec son ami. Leur conversation m’étonne. Ils ont une chambre en ville ; ils fréquentent les grands cafés ; le dimanche, ils descendent le Clain sur une pirogue.

Ils dévorent.

Je reprendrais bien ce morceau de viande, quelques frites.

— Ton assiette, me dit Lemoigne, d’un ton bourru.

Ensuite nous buvons du café, avec une fine. Je suis rassasié, heureux ; un peu gêné. Je fouille dans ma poche. Jacques Collin s’écrie :

— Tu es fou !

Il tend un billet au garçon, il lui laisse un bon pourboire.

Je ne me souviens pas l’avoir vu jamais manger à la gamelle ; Lemoigne non plus. Deux veinards, deux fils à papa. Pas fiers, du reste.

— À tout à l’heure, me dit Jacques Collin. On ira se raser aux écuries au lieu de sortir.

Les promenades dans Poitiers, le soir, ne me tentent plus. Je crève d’ennui sur ces boulevards poussiéreux où l’on voit des soldats, toujours des soldats. Les églises m’attristent avec leurs statues mortes. Pierre n’est plus là pour me soutenir. Tavernier non plus. C’était un bon vivant ; un jour de saoulerie il a décidé de partir dans les tanks.

Il y a des instants où je souhaite moi aussi de partir, d’aller au front. Pour changer ! Et puis j’y trouverai peut-être l’ami, le garçon de mon âge, simple, compréhensif, affectueux, fidèle, que je cherche comme on cherche une maîtresse. Pour être aimé ; plus encore, pour me donner…

Je traîne dans la cour. Les jours sont longs, splendides ; pas un nuage dans le ciel.



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